Apprenez aux enfants à devenir mathématiciens plutôt que de leur enseigner les mathématiques
C’est le titre un brin provocateur d’un article de Seymour PAPERT de 1972 (qui est accessible ici). PAPERT est une figure centrale dans la réflexion sur les usages des ordinateurs à l’école. Malheureusement, force est de constater que si le système a réussi à assimiler quelques outils issus de ses réflexions et de celles de ses collaborateurs, ces dernières ont largement été négligées au passage.
PAPERT lui-même n’était pas dupe de cette capacité de l’école à absorber la nouveauté en la vidant de sa substantifique moelle:
« Le passage d’un statut radicalement subversif à la fonction conservatrice et molle qu’il occupe aujourd’hui ne vient pas d’un manque de connaissances ou d’un manque de logiciels. Je l’explique par une réflexion défensive propre à l’école, qui a réagi comme n’importe quel organisme touché par un ennemi extérieur. ll développe une réaction immunitaire pour digérer puis assimiler l’intrus. »
(Papert, 1994, p.51)
Enseigner ce qui n’a pas été conçu pour être appris
Il en est ainsi des « cours de Scratch » que l’on voit fleurir, sans que grand monde ne soit en mesure de les relier aux hypothèses énoncées au début des années 70 et à la fin des années 60 sur les mathématiques expérimentales imaginées par PAPERT.
Scratch a été conçu par Mitchell RESNICK, disciple de PAPERT, en faisant évoluer le LOGO dont ce dernier a été un fervent promoteur. Le LOGO est le fruit d’une double filiation. D’une part, il s’inscrit dans la réflexion sur l’intelligence artificielle avec Marvin MINSKY qui en est un des fondateurs. Et d’autre part, il s’inspire des théories de Jean PIAGET sur l’apprentissage avec qui PAPERT a travaillé durant 5 ans.

Ainsi, les « cours de Scratch » se focalisent sur l’appropriation du langage, et permettent de faire l’économie des hypothèses fortes qui prévalent à sa création.
Pour PAPERT,
« il est possible de prévoir des ordinateurs ainsi conçus qu’apprendre à communiquer avec eux puisse être un processus naturel ; ce processus est plus proche de la façon dont on acquiert une langue en vivant dans le pays où elle se parle que des méthodes artificielles d’acquisition des langues étrangères telles qu’on les pratique dans les salles de classe »
(Papert, 1989, p.16)
Autrement dit, la puissance informatique est mise au service d’un langage informatique qui soit le plus proche d’un langage naturel de telle sorte que l’apprentissage se fasse par la fréquentation du langage et pas par son apprentissage formel selon les modalités usuelles de la classe.
Quiconque code « en langage » et code « en bloc » (excusez-moi pour cette séparation un peu rapide) connait bien cette différence. Le « langage » passe par l’apprentissage de la syntaxe (déclaration de variables, appels de bibliothèques, gestion de la séparation des opérations élémentaires, etc.) ce qui n’est pas le cas dans la programmation avec les « blocs ». L’idée-force de la programmation logo, puis de la programmation par bloc en scratch-like, c’est bien d’entrer dans le dialogue avec la machine sans avoir à apprendre à « parler machine » le plus simplement possible.
C’est donc de façon tout à fait maladroite que l’on s’est mis à enseigner ce qui avait conçu pour ne pas l’être. L’école s’est parfaitement adaptée au langage et à son enseignement, mais pas aux hypothèses d’apprentissage sous-jacentes. Une fois encore PAPERT l’avait envisagé.
« La logique administrative fit regrouper tous les ordinateurs dans une pièce — appelée, à tort, « labo d’informatique » —, placée sous la responsabilité d’un professeur spécialisé. Tous les enfants s’y rendaient, une heure par semaine. Par un mouvement inexorable, un programme scolaire consacré à l’informatique vint à apparaître. Ainsi, petit à petit, tout ce que l’ordinateur avait de subversif était en train de s’émousser. Au lieu de remettre en cause l’idée même de frontières entre les disciplines, l’informatique devenait une discipline à part ; au lieu de favoriser le passage d’un enseignement impersonnel à des découvertes vivantes et passionnées, l’ordinateur secondait les vieilles méthodes. D‘un instrument subversif, il était devenu, après neutralisation, un moyen de consolider le système. »
(Papert, 1994, p.49-50)
Pour reprendre les termes piagétiens, plutôt que de s’accommoder à la nouveauté permise par l’informatique en milieu scolaire, l’école a réussi une assimilation de ces techniques à ses anciennes formes. Alors que cette réflexion prend forme dans les année 80, il est troublant d’imaginer que Scratch qui est apparu au début des années 2000, et n’a pas pu échapper à la réaction immunitaire de l’école.
Au début était la tortue de sol
Alors que l’école a su assimiler Scratch dans son fonctionnement ordinaire. Le phylum du chat (un lutin, parait-il) nous éclaire un peu plus sur les abandons successifs qui ont conduit à cette assimilation.
Vers 1969, PAPERT et quelques confrères mettent au point un robot programmable en LOGO qui permet de laisser une trace sur un support physique, des déplacements de celui-ci.
Les raisons qui conduisent à adopter un robot plutôt qu’un affichage graphique sont sans doute à chercher dans l’état de l’informatique de l’époque. Les premiers développements de LOGO ont eu lieu sur le PDP-1, un « ordinateur » offert à Marvin MINSKY . À l’époque la micro-informatique personnelle n’existe pas et il s’agit d’une informatique de serveur. L’écran du PDP-1 est médiocre et les affichages d’information se font notamment sur des téléprompteurs.
Devant ces limitations techniques, le recours à un robot, plus autonome par rapport à un serveur, prend du sens. Tom CALLAHAN développe alors un robot, la tortue jaune (yellow turtle) qui permet de tester directement les programmation de figures géométriques en LOGO.
Plusieurs sources affirment que c’est seulement ensuite qu’est apparue la tortue graphique sur écran. Initialement, elle aurait été imaginée pour anticiper le comportement du robot. Au regard des techniques de l’époque (écrans médiocre, informatique de terminaux et de serveurs, électronique et informatique onéreuse, etc. ), il est plausible que l’explication soit un peu plus complexe ou multifactorielle que celle qui est proposée. En effet, il s’agit de travaux de pionniers qui effectuent des choix au fur et à mesure de leurs inventions, comme en témoignent les abandons de différents prototypes de robot au sein de cette équipe.
Il faudra attendre l’informatique personnelle de la fin des années 1970 pour que le LOGO se généralise, et sans surprise la tortue logo graphique, moins chère, « plus fiable » , plus disponible, ne prenant pas de place supplante, sans réelle surprise, les robots de sol. Après avoir vécu sa vie de tortue graphique dans LOGO, elle sera implémentée dans Scratch par Mitchell RESNICK, mais sous la forme d’un chat.



Qu’avons-nous perdu avec le passage sur écran?
Avant de nous intéresser à la question du passage sur l’écran, nous pouvons déjà nous arrêter quelques instants sur le lutin Scratch. Dans le logiciel Turtle! présenté ci-dessus, nous avons une tortue qui est représentée vue de dessus. Ainsi, la gauche de la tortue est à gauche de sa tête et la droite est à la droite de celle-ci. Dans les versions anciennes de la tortue graphique, celle-ci était symbolisée par une flèche, mais la gauche et la droite se retrouvaient aisément en suivant la direction suivie par celle-ci. Le chat de Scratch n’est pas (ou maladroitement) latéralisé, aussi dans la figure tracée dans l’exemple ci-dessus, tourner à droite signifie prendre la direction des pieds du chat.
La question de la latéralisation, de la proprioception est pourtant au cœur de la réflexion de PAPERT. Il parle d’ailleurs de « body-syntonic reasoning » et considère qu’il s’agit d’un moyen d’apprentissage performant. Il s’agit de comprendre les idées abstraites au travers d’expériences sensorielles. La vidéo ci-dessous de 1983 montre comment les élèves sont amenés à programmer la tortue de sol pour construire des figures géométriques au travers d’expériences corporelles.
Le robot et le corps
Dans le contexte actuel où certains prônent l’abandon du numérique pour mieux alimenter un discours désuet sur l’éducation, PAPERT nous montre, dès la fin des années 60 que les techniques numériques permettent de réinterroger la façon dont on peut appréhender des objets d’apprentissages aussi formels que les mathématiques. La proximité corporelle, ou plutôt une forme d’anthropomorphisme, entre un robot et l’enfant (mais aussi l’adulte) permet d’entrer dans la géométrie par la proprioception et l’espace tangible.
Même si je ne partage pas le point de vue réactionnaire sur la place du numérique dans l’éducation, il faut convenir que nous avons tendu le bâton pour nous faire battre en déployant des techniques numériques faciles, dominés par les outils bureautiques et les exerciseurs hérités du behaviorisme. Nous aurions, sans doute, dû explorer plus sérieusement les opportunités offertes par des machines permettant la création de micromondes et approfondir les réflexions pédagogiques constructivistes pouvant s’appuyer sur des rétroactions riches et ouvertes.
Celles et ceux qui ont pu expérimenter les robots de géométrie peuvent en témoigner. Si on demande à quelqu’un de tracer une figure complexe (pour l’apprenant) avec un de ces robots, l’apprenant (ou le groupe d’apprenants ) se met à se positionner dans le sens du robot, il fait des gestes avec ses mains et ses bras pour comprendre ou anticiper les réactions de la machine. Il explique à ses pairs comment il programme ce robot, ici aussi, à grand renfort de gestes.
Même des robots à tracer aussi rudimentaires que les robots cartésiens (qui avancent et reculent mais ne tournent que de 90°) produisent cette appropriation corporelle.
Pour conclure
Du fait des limitations techniques des ordinateurs à sa disposition, PAPERT et ses collègues ont développé une réflexion originale sur la géométrie, le corps et la robotique. Il y a sans doute une petite part de hasard heureux dans cette genèse, mais le contournement des limitations techniques des machines de l’époque a produit une réflexion sur l’apprentissage originale.
Que reste-t-il de tout cela aujourd’hui? Finalement, peu de chose. Les robots de géométrie sont réduits à leur plus simple expression. Alors que les tortues du MIT utilisent des approches différentielles, les robots actuels sont, en grande majorité, cartésiens. De par leurs limitations, ils sont cantonnés à des taches de déplacement sur des quadrillages simplistes et des problèmes peu ouverts, à mille lieues des micromondes. Enfin, les progrès de l’informatique aidant, la tortue flèche, puis la tortue vue de dessus ont, la plupart du temps été remplacés par des lutins mal latéralisés, qui ont fini de nous éloigner d’un certain rapport avec l’espace pressenti par PAPERT. La cause de ces abandons tient autant du fait que la gestion administrative de l’école ne lui permet pas de prendre en compte des techniques réellement transversales que de l’impossibilité de penser des machines à apprendre qui soient réellement émancipatrices.
Même si cette conclusion parait pessimiste, les progrès de l’informatique et de la robotique scolaire ont rendu la construction de ces robots de sol et la programmation abordables, et il serait sans doute temps de réexplorer les questions posées par la géométrie tortue, il y a plus de 50 ans.
Bien entendu, vous avez le droit de ne pas être d’accord
Bibliographie
Papert, S. (1989). Jaillissement de l’esprit : Ordinateurs et apprentissage (R.-M. Vassallo-Villaneau, Trad.). Flammarion.
Papert, S. (1989). Jaillissement de l’esprit : Ordinateurs et apprentissage (R.-M. Vassallo-Villaneau, Trad.). Flammarion.