Une salle de cours des années 60 est configurée avec une soixantaine d'étudiants devant des Autotutor Mark II.

Technologie des techniques éducatives

Les techniques éducatives sont cassées, réparons-les!

Innovateur et innovation

Il y a quarante ans, dans un texte plutôt virulent, Chevallard montrait une très grande méfiance en face de ce qu’il appelait l’idéologie de l’innovation. Dans le passage suivant, il vise particulièrement Schumpeter et la vision d’une innovation uniquement centrée sur l’approche économique.

« Historiquement, l’innovation comme valeur et comme idéologie a fait obstacle – et continue de faire obstacle – au développement de la recherche. La première manière de faire obstacle consiste à empêcher la prise en compte – d’objets comme objets d’étude, en dévalorisant les objets existants (qui seuls peuvent être pleinement objets d’étude) au profit d’objets à construire, d’objets innovateurs : il n’y a pas de science de ce qui n’existe pas (remarque qui n’interdit pas les études de prospective d’ailleurs, je vais y revenir). D’où le fait que, chez ceux qui font profession d’innover, l’extrême habilité de l’intérêt, l’érosion rapide de l’attention, empêche l’avènement de problématiques scientifiques: vous aurez beau faire, jamais vous ne convaincrez un « innovateur » de consacrer plusieurs années de sa vie à l’étude de l’enseignement des décimaux à l’école primaire… On voit ainsi dans quelle terrible logique, dans quel implacable déterminisme, l’idéologie de l’innovation tend à enfermer l’approche du système éducatif : l’innovation, comme valeur idéologique, ne prend son essor que parce que l’absence d’une histoire scientifique dans le domaine de l’éducation laisse libre cours à toutes les prétentions (et, parmi celles-ci, à quelques impostures l’innovateur ne s’autorise que de lui-même); et, inversement, la pesée dans les consciences et dans les pratiques de l’obsession innovatrice empêche le « décollage » d’une histoire propre au champ concerné, en interdisant, d’en constituer les objets en objets d’un savoir progressif. » (Chevallard, 1982,p. 11-12).

Quiconque a fréquenté de près ou de loin les « innovateurs » ne peut qu’être frappé par la façon dont ce texte n’a pas perdu son actualité. Ces derniers présentent souvent des objets ou des installations complexes, appuyés sur des techniques récentes, mais interrogent rarement les vertus dont ils parent les techniques qu’ils exposent. J’aime beaucoup montrer l’extrait suivant le plaquette de la DIDAK 501 commercialisée par Skinner et Rheem Califone au début des années 60.

Extrait de la plaquette commerciale de la DIDAK 501

On retrouve, dans cette plaquette, l’idée que la machine favorise la motivation, la participation active des élèves, augmente l’efficacité des apprentissage, permet de suivre l’évolution des progrès de l’élève, de répondre à ses besoin et d’individualiser la formation. Évidemment, la machine permet à l’enseignant de se consacrer davantage à son « vrai » métier, accompagner les élèves. La similitude avec le discours des grand-messes du numérique ou l’on rencontre les innovateurs est stupéfiant.

Chevallard montre bien que l’innovation se construit sur une mise à distance, sinon une ignorance l’histoire des technologies éducatives et la lecture de la plaquette semble lui donner raison. L’innovateur se prive ou se dispense de construire une science de ces techniques éducatives, une technologie , de tenir un logos sur la tekhnè.

Il est facile d’identifier que les vertus prêtées aux techniques éducatives datent des machines mécaniques des années 60 chez Skinner, du cinéma naissant vers 1900 chez Edison ou encore de l’introduction du tableau noir au milieu du XIXe siècle avec Pillans. Toutes ces techniques éducatives ont été porteuses d’espoir de renouveau chez leurs promoteurs. Mais, évolution technique après évolution technique, les vertus potentielles restent les mêmes et sont calquées sur chaque nouvelle génération de technique.

L’innovateur confond donc volontiers la nouveauté et l’innovation, mais il opère souvent aussi une autre confusion. Il se pose volontiers en technophile, c’est-à-dire en amateur de la technique. Cette posture de technophile est opposée alors aux technophobes. Ces derniers auraient peur des techniques. Cette distinction, encore courante, est plutôt toxique car elle crée une dichotomie discutable et rarement discutées. Ou bien ou aime les techniques et par conséquent il faut se mettre du côté de l’innovation, ou bien on est du côté des primitifs qui ont peur du progrès. L’innovateur ou le promoteur de l’innovation n’ont donc qu’un seul credo « innover ou être ringard ». Dans cette vision un peu simpliste de la relation aux techniques, il n’est pas possible d’être raisonné, d’argumenter sur un doute ou d’être un peu nuancé sous peine d’être associé à la catégorie des primitifs qui ont peur d’avancer.

Le plus frappant, c’est que le promoteur de l’innovations peut s’autoriser des propos d’une certaine naïveté sur le coté dépassé de techniques anciennes, par exemple des lampes à combustibles. Après ce genre de sortie, il règne une apathie troublante chez les personnes cultivées. Si on attaque la « Princesse de Clèves », il s’ensuit tout un tas de moqueries sur l’inculture supposée du détracteur, mais pas un mot pour celui qui moque les lampes à combustibles et son inculture des techniques. Pas plus qu’aujourd’hui les écrivains ne cherchent à écrire comme Madame de Lafayette, je ne promeut le retour aux éclairages à combustible. Cependant, le génie cristallisé dans ces machines, par exemple la lampe hydrostatique de Thilorier, mérite sans doute que l’on y regarde à deux fois avant de railler ces lampes, et il faudrait sans doute s’interroger sur l’inculture technique ou historique du détracteur, comme on le fait pour la littérature.

Finalement, il faudrait distinguer le technophile du technolâtre. Le technolâtre élève la technique au rang du sacré, c’est-à-dire de l’indiscutable. On peut aimer la technique dans ce qu’elle comporte d’astuce, de génie humain, de culture technique et d’imagination. On peut s’extasier devant elle comme d’autres admirent la beauté du verbe, de l’art pictural ou encore de la perfection de la nature. Il n’y a pas de raison de considérer la boite de vitesse à train épicycloïdal comme étant moins représentative du génie humain que certains textes littéraires, ou certains tableaux. Mais on peut également être lucide sur le fait que la technique peut aussi être une source d’exploitation, (mines, énergie, exploitation humaine,etc.), de réduction des libertés et que les progrès que la technique apporte devrait toujours mis au regard avec ce qu’elle détruit ou peut détruire. Autrement dit, le « crai » technophile se doit d’apporter un regard technocritique. Il peut, à l’instar de Jarrige, se questionner sur la prudence de certains à adopter un technique sans réduire cette prise de distance à une question de peur. Un technicien sait qu’une technique peut être pertinente dans un usage et contre-productive dans un autre. L’innovateur peine parfois à prendre cette distance quand il est fasciné par l’ »outil ».

Dans les pages de ce site, j’essaierai donc, ici, de faire un pas de côté, de déconstruire, les mythes numériques, non pas uniquement sur leur efficience mesurée ou sur les apprentissages, mais bien en tentant d’analyser ce qui est toujours minimisé, les techniques utilisées. Ces techniques dont personnes ne se préoccupe qui sont au coeur de ces évolutions. J’essaierai de vous faire découvrir les machines prénumériques, non pas par nostalgie, mais bien pour ce qu’elles nous disent des mythes qu’elles ont fait émerger et pour voir en quoi les technologies numériques diffèrent de celles-ci.

j’essaierai aussi de démontrer que les innovations de rupture sont rares en éducation. Et que pour des raisons diverses et variées (gestion centralisée, cohérence des pratiques enseignantes, déploiement technique piloté par le politique et pas le didactique, la mythologie techniciste, l’animisme technologique, etc.) l’implantation de techniques éducatives en contexte scolaire se rapproche davantage du Kaizen, le progrès par petits pas, que de l’innovation schumpetérienne.