Une salle de cours des années 60 est configurée avec une soixantaine d'étudiants devant des Autotutor Mark II.

Technologie des techniques éducatives

Les techniques éducatives sont cassées, réparons-les!

James PILLANS ou l’EdTech Steampunk

Chaque formateur « au numérique » devrait avoir consulté, au moins une fois, le livre de James PILLANS. Ce livre The rationale of discipline as exemplified in the High school of Edinburgh écrit en 1823 et paru en 1852 (disponible ici) montre, tout d’abord, une des très rares techniques éducatives qui ont changé la façon de faire classe, le tableau noir. Il montre également, grâce au recul de 200 ans l’enthousiasme un peu naïf de ce que l’on peut appeler de façon anachronique un prof geek.

Professor James Pillans, 1778 – 1864 – Photo James Good Tunny
Ce que le tableau noir a fait à la classe

Il existe un impact certain du tableau noir sur la façon de « faire la classe ». Avant le début du XVIIIe siècle, la classe est organisée autour du modèle suivant.

Le grand maître d’école par Jean-Jacques de Boissieu, 1780

Un maitre (ou une maitresse) est installé à son pupitre et travaille individuellement avec un élève, tandis que le groupe travaille de façon autonome sur des travaux qui seront contrôlés tour à tour par le maitre. Cette façon de faire se retrouve aisément dans les représentations de l’école avant l’arrivée du tableau noir.

Avec le tableau noir, la classe change, elle s’oriente progressivement vers un point d’attention conjointe. La leçon devient de moins en moins une question d’échange entre un élève et le maitre. Le tableau devient le point vers lequel doit se tourner la classe. L’illustration suivante montre bien la transition entre « l’ancien modèle » et le modèle « tableau-centré » et comment le tableau favorise une forme d’enseignement dirigé vers le groupe.

The village schoolhouse. Johann Peter Hasenclever – 1845

La peinture du XIXe nous montre toute une série de formes transitoire entre ces deux modèles, mais le début du XXe siècle stabilisera le modèle collectif autour du tableau. Bien sûr, le tableau n’est pas responsable à lui seul de cette centration sur l’enseignant. D’autres facteurs sont également à prendre en compte comme les réformes Ferry en France, les impressions de posters éducatifs et de cartes, l’apparition des estrades, le remplacement progressif du pupitre du maitre par un bureau. Toutefois, cette synergie n’aurait sans doute pas été possible sans l’apparition d’un support d’écriture du maitre à destination du collectif de classe.

Une classe en 1900 – on peut remarquer la classe en autobus, orientée vers les médias de la classe tableau et affiches

On peut remarquer que ce modèle perdure aujourd’hui, malgré l’introduction de nouveaux artefacts, puisque le modèle de l’enseignement autour d’un point d’attention conjointe n’est pas remis en cause. En effet, tant que l’enseignant est considéré comme le « centre » de la classe, il n’y a aucune raison que les classes s’organisent autrement qu’autour de ce centre de gravité.

C’est également intéressant de voir qu’au début du XXe siècle, certaines écoles américaines adoptèrent une autre modèle que celui du point d’attention conjointe pour le tableau noir en en équipant tous les murs de la classe.

School children conducting simple experiments, Washington, DC, 1899

Après ce rapide historique de l’impact du tableau noir sur la classe, nous allons revenir à The rationale of discipline as exemplified in the High school pour en extraire quelques morceaux choisis.

James PILLANS, père des techno-enthousiastes

J’ai déjà dit ici ma prudence envers les discours trop laudatifs à l’endroit du « numérique » (voir ici). Le moins que l’on puisse dire, c’est que PILLANS est sans doute un des pionniers de cette technolatrie, puisque son point de vue est déjà bicentenaire.

Tout d’abord, il faut reconnaitre que PILLANS a une vision particulièrement moderne de l’éducation, puisqu’avant l’heure, il revendique que l’école doit viser les motivations intrinsèques:

In a thoroughly well conducted classical school — ‘that faultless monster which the world ne’er saw’ — there would be motive and stimulus enough, without either dread of punishment, or prospect of material reward.

Dans une école classique bien dirigée – « ce monstre parfait que le monde n’a jamais vu » – il y aurait suffisamment de motivation et de stimulation, sans crainte de punition ni perspective de récompense matérielle.

(p. 144)

Mais, il n’échappe pas au syndrome innovationniste, puisque la nouveauté de l’artefact suffit, en elle-même, à engendrer de la motivation (extrinsèque, donc).

The very novelty of all looking on one board, instead of each on his own book, had its effect in sustaining attention

La nouveauté même de regarder tous sur un tableau, au lieu de regarder chacun sur son propre livre, a eu pour effet de maintenir l’attention.

(p. 94)

D’ailleurs, le tableau noir est si captivant que les élèves en redemandent.

So captivating was the instruction conveyed in this shape, that boys often petitioned for leave to remain in the school-room during play-hours ; some for the sport of examining one another on the skeleton map, others to practise the art of making chalk outlines on a black board

L’enseignement transmis sous cette forme était si captivant que les garçons demandaient souvent à revenir dans la salle de classe pendant les heures de jeu ; certains pour le plaisir de s’examiner les uns les autres sur la carte squelette, d’autres pour pratiquer l’art de tracer des contours à la craie sur un tableau noir.

(p. 118)

Il fait ensuite un certain nombre de constats qui feraient pâlir de jalousie les promoteurs de l’EdTech moderne. En effet, le recours au tableau noir permet une meilleure implication des élèves, même les moins performants:

Nor was this all ; boys — often from the lowest benches in the class — accepted the invitation to construct skeleton-maps of their own in imitation of those on the board ; and they arrived by practice at a surprising degree of accuracy and neatness of execution. The best of these performances were fitted upon pasteboard, and hung round the room…

Et ce n’était pas tout, les garçons — souvent ceux qui étaient assis au fond de la classe — ont accepté de réaliser des fonds de cartes pour imiter ceux du tableau et sont arrivés par la pratique à un degré surprenant de finesse et d’exécution. Les meilleures performances étaient montées sur du carton et accrochées dans la classe…

(p. 118)

Sans oublier que l’usage du tableau noir favorise concentration et motivation.

Though I was sanguine enough in my anticipations of good from this new mode of teaching Geography, yet the actual results far exceeded my expectation. Not only were the finer spirits of the class attracted, but many boys who, from indifferent previous instruction, had conceived a rooted aversion to Latin and Greek, sprang forward with alacrity in this new career, and shewed, by their attitude and eye, a degree of attention and interest which I had in vain attempted to excite in them when the other lessons were in hand. Every particle of information I had given concerning any locality, every anecdote I had told, was forthcoming the moment the board was exhibited and the pointer on the spot ; even the illustrations quoted from the Latin classics or our own poets, were hunted out and committed to memory.

Même si j’étais assez optimiste dans mes attentes quant aux bienfaits de ce nouveau mode d’enseignement de la géographie, les résultats réels dépassèrent de loin mes attentes. Non seulement les meilleurs esprits de la classe furent attirés, mais de nombreux garçons qui, à la suite d’un enseignement antérieur quelconque, avaient conçu une aversion enracinée pour le latin et le grec, se précipitèrent avec empressement dans ce nouveau parcours et montrèrent, par leur attitude et leur regard, un degré d’attention et d’intérêt que j’avais vainement tenté de leur susciter lors des autres leçons. Chaque parcelle d’information que j’avais donnée concernant une localité, chaque anecdote que j’avais racontée apparaissait au moment où le panneau était exposé et le pointeur en place ; même les illustrations citées dans les classiques latins ou par nos propres poètes étaient recherchées et mémorisées.

(p.117-118)

Et pour finir, la ludification des apprentissages…

Each coloured line was the symbol of three words, differing according to the Voice examined on ; and one boy at the board pointing with a rod, while another and another in different parts of the class were called to answer, formed not only a searching, but an amusing mode of examination.

Chaque ligne colorée était le symbole de trois mots, différents selon la Voix examinée ; et un garçon au tableau pointant avec une tige, tandis qu’un autre et un autre dans différentes parties de la classe étaient appelés à répondre, formaient non seulement un mode d’examen approfondi, mais amusant.

(p. 103)
Pour ouvrir le débat

Loin de moi l’idée de jeter en pâture James PILLANS, à qui je concède volontiers une certaine bonne foi. La lecture de son ouvrage dénote également d’une certaine volonté d’explorer les potentialités offertes par cet artefact nouveau, le tableau noir, au service des apprentissages de ses élèves. Il y relate des expériences de classes, partage ses doutes et explique comment il a déployé cet outil en classe. Bref, cet ouvrage est un recueil de partages de pratiques. À ce titre, il n’accuse pas réellement ses 200 ans. J’utilise également les citations ci-dessus en formation en masquant les références au tableau noir et les apprenants y calquent volontiers des techniques éducatives modernes.

Non, ce qui est intéressant dans cet ouvrage, c’est la très grande stabilité des attentes des enseignants vis-à-vis des techniques éducatives qui ont, finalement peu évoluées depuis. Dans la mesure où PILLANS était un pionnier, on ne peut pas lui reprocher de reprendre le discours techno-enthousiaste. En revanche, reprendre le même discours depuis toutes ces années semble dire quelque chose du mythe techniciste éducatif. Cela ne peut que nous amener à réfléchir sur ce que peuvent réellement faire les techniques éducatives, notamment celle s’appuyant sur le « numérique », si nous cherchons les mêmes effets que ceux que PILLANS a pensé voir, il y a déjà longtemps.

Bien entendu, vous avez le droit de ne pas être d’accord!
Bibliographie

Pillans, J. (1852). The rationale of discipline as exemplified in the High school of Edinburgh.