Une salle de cours des années 60 est configurée avec une soixantaine d'étudiants devant des Autotutor Mark II.

Technologie des techniques éducatives

Les techniques éducatives sont cassées, réparons-les!

La princesse de Clèves et la lampe à huile

Pourquoi y a-t-il culture et culture?

Il y a longtemps que je voulais écrire quelques mots sur cette question, mais je ne trouvais pas comment m’y prendre. Je ne pensais pas avoir les ressources pour exprimer clairement ma pensée. Je ne suis pas réellement sûr d’y parvenir complètement aujourd’hui, mais tout comme un ver d’oreille, cette question me revient sans que je ne puisse vraiment l’abandonner. Je vais donc essayer de poser les quelques points qui me taraudent dans l’espoir de me convaincre de les avoir traités.

Deux présidents, deux attaques contre la culture, mais deux réactions différentes

Reprenons les faits! Il y a quelques années un candidat heureux à la présidence de la République, qui était ministre de l’Intérieur lors des faits, fustigeait la place de La princesse de Clèves à une épreuve de concours, au nom d’un certain bon sens populaire. À peine plus tard, toujours au nom d’un certain bon sens populaire, un autre président, en exercice, celui-là, fustigeait la lampe à huile et le « modèle amish ».

Il suffit d’utiliser votre moteur de recherche préféré pour voir la disproportion des réactions entre ces deux attaques envers des objets culturels (j’y reviendrais). Alors que les annonces autour de La princesse de Clèves déclenchèrent un bon nombre de réactions indignées, il y eut bien quelques courageux pour défendre les amish et leur « modèle », mais pratiquement personne ne s’offusqua de la mise au ban de la lampe à huile.

Je ne reviendrais pas sur les amish et leur soi-disant « modèle », mais indépendamment de la question religieuse, j’ai toujours un certain intérêt pour les sociétés qui réfléchissent à la place des techniques et leurs impacts dans leur quotidien. Les quelques reportages sur la communauté Amish qui ont été vraisemblablement recyclés suite à cette intervention montrent d’ailleurs une vérité un peu plus nuancée que le passéisme auquel ils étaient renvoyés. En tous les cas, ils ne pensent pas la place des techniques sur des coups de buzz indigent, comme c’est le cas, par exemple pour #lézécrans chez nous. Pour celles et ceux que ce genre de réflexion intéresse (sur l’impact social des techniques, pas sur les Amish), je ne peux que vous renvoyer à la lecture des ouvrages de François JARRIGE, par exemple l’excellent Technocritiques. Pour celles et ceux qui lisent moins le film Les dieux sont tombés sur la tête est aussi une bonne entrée sur les bouleversement qu’opère l’irruption d’une technique nouvelle dans une société.

Étant totalement ignare des sciences politiques, enfin ni plus ni moins qu’un citoyen ordinaire, je ne ferais pas l’analyse politique de ces prises de positions qui semblent d’ailleurs être plus déterminées par une recherche d’adhésion du public en présence que par une réflexion de fond sur la littérature, les techniques et la société. En revanche, je m’interroge beaucoup sur la différence de traitement entre ces deux objets, un roman et une lampe.

La princesse de Clèves est un roman novateur!

Comme je suis un produit des filières scolaires professionnelles, la culture littéraire classique à laquelle j’ai été confronté à l’école se réduit à un ou deux livres avec 50% de Molière dedans. J’ai, malgré tout, eu la chance de rencontrer un ou deux professeurs de lettres qui m’ont ouvert l’esprit sur des textes modernes, des essais, mais autant dire que mon approche de la littérature est particulièrement pauvre. En bon geek, j’ai quand même lu pas mal des classiques de la pop culture, depuis Jules VERNE et H.P. LOVECRAFT en passant par Dan SIMMONS et Franck HERBERT. Bref! je n’ai aucune autorité ou connaissance pour dénigrer La princesse de Clèves.

Je ne réfute donc aucunement que ce roman puisse avoir une place particulière dans l’histoire de la littérature française. Je veux bien entendre, de la part de personnes plus érudites que moi en la matière, qu’il y a un avant et un après et qu’il s’inscrit à la transition entre un monde qui vient et un qui se terminera bientôt.

Il y a, sans aucun doute, un certain génie visionnaire chez Madame de La Fayette et je comprends aisément que la minoration de ce roman puisse être vue comme une atteinte au patrimoine culturel. Je ne nie pas ces points et j’y adhère assez naïvement, mais sans réserve.

En revanche, ce qui m’étonne , c’est la différence entre la valeur culturelle d’un roman et d’une lampe. C’est étonnant , car il subsiste, dans beaucoup de familles, les lampes à pétrole des aïeux, souvent louées pour leur esthétisme, alors que j’ai peu rencontré La princesse de Clèves en dehors des cartons de livres scolaires dans les brocantes. Bref, la lampe à pétrole se transmet, s’hérite, provoque des convoitises, est valorisée dans les salles à manger ou les salons familiaux, et par conséquent son potentiel « à faire culture » est vraisemblablement élevé. Alors pourquoi ne considère-t-on pas la valeur culturelle des lampes à combustibles.

Oui mais, la lampe à huile?

Si on fait un parallèle entre ce roman et la lampe à huile, il existe une histoire des techniques d’éclairage, tout comme il existe une histoire des styles littéraires. Les techniques d’éclairage peuvent se décliner en sous-catégories, par exemple l’éclairage à combustible, tout comme le roman est une catégorie littéraire. Le lecteur pointilleux m’objectera ici que comparaison n’est pas raison.

En effet, le parallèle ne tiendra sans doute pas très longtemps, mais je veux insister ici sur le fait que la technologie (le logos sur la tekhnè) est une construction humaine avec des catégorisations scientifiques et qu’elle n’est pas moins respectable que d’autres sciences établies ou institutionnalisées.

Si on veut bien considérer que les hominidés et les primates partagent quelque chose, la culture technique en fait indubitablement partie. En effet, lala valeur culturelle des objets techniques a été démontrée dans toutes les communautés de primates. Les tribus de grands singes peuvent être caractérisés par les outils qu’ils se transmettent de génération en génération, et qui diffèrent d’une tribu à l’autre. C’est cette appropriation des objets techniques chez les grands singes qui sert d’étalon culturel. Alors, pourquoi lorsqu’on s’extasie que les primates conservent et se transmettent des outils de génération en génération pour « faire culture », le dénigrement de cette culture est-il considéré par une forme de coolitude innovationiste et n’est pas défendue par les gardiens de la culture?

La lampe à huile a traversé les millénaires comme moyen d’éclairage. Il est plus que probable que les peintures rupestres (que l’on valorise sans le moindre doute comme patrimoine commun de l’Humanité) lui doivent beaucoup. Elle s’inscrit dans la lignée technique des lampes à combustibles, comme la torche ou les chandelles, et aboutit finalement à un chef-d’œuvre technique et scientifique, la lampe à pétrole. Elle aboutit également à la très populaire lampe à gaz qui fit la joie des campeurs jusqu’à récemment. Les lampes à combustible ont eu des impacts sociétaux majeurs, comme la fabrication et le commerce des chandelles, l’éclairage urbain à la flamme puis au gaz, la chasse à la baleine, le lancement de l’exploitation pétrolière et bien d’autres encore. Les conséquences sociales et économiques de leur évolution sont incroyables et tentaculaires. Le fait de les « reléguer au passé » est assez inquiétant en ce que cela représente d’effacement de pans de l’histoire humaine. Nier la valeur culturelle des lampes à combustibles apparait alors comme une forme d’ignorance ou de minoration de la chose technique comme ce qui peut faire société.

La planche suivante est extraite de L’invention dans les techniques (Simondon, 1968). Elle montre l’évolution des lampes à combustibles depuis l’antiquité jusqu’au XIXe siècle.

(Simondon, 1968, p. 208)

Pour celles et ceux qui pensent toujours que le génie de Madame de La Fayette surpasse, sans aucun doute possible, le fait de faire bruler un corps gras pour faire de la lumière, je vous offre ces quelques lignes géniales de L’invention dans les techniques:


La lampe, par exemple, est une médiation stable entre une flamme et une réserve de combustible, avec un isolement de la réserve par rapport à la flamme suffisant pour que le feu ne se propage pas dans le combustible (sinon, la lampe « prend feu »), mais aussi avec un couplage suffisant entre la flamme et le combustible pour que le combustible continue à alimenter la flamme (par capillarité ou par un autre moyen) et pour que la flamme vaporise assez de combustible pour réaliser son auto-entretien; sinon, la flamme est noyée et la lampe s’éteint. Ces deux fonctions opposées de couplage et d’isolement aboutissent à un fonctionnement stable quand la lampe est construite de manière à comporter’ une auto-régulation (par information engagée). Le fait pour la lampe d’être réglable ne se confond pas avec son auto-régulation, qui, dans ce cas, représente l’auto-corrélation interne et lui confère un degré plus ou moins élevé de technicité. Une lampe à graisse, une lampe à huile sont réglables (par tirage de la mèche) mais non auto-régulatrices; une lampe à pétrole est auto-régulatrice, parce que le tube en feuillard de laiton contenant la mèche s’échauffe quand le tirage d’air est faible (flamme faible) et au contraire se refroidit quand le tirage est intense (flamme haute) ; de cette manière, le pétrole est vaporisé soit par le tube, soit par la mèche, si bien que la hauteur de flamme, au bout de quelques minutes de fonctionnement, reste stable pendant plusieurs heures.
La torche de bois résineux est réglable (par inclinaison plus ou moins accentuée, faisant varier le couplage positif entre la flamme et la réserve, qui est le bois encore intact au point de naissance de la flamme, et où la résine se vaporise), mais elle n’est pas auto-régulatrice, car il n’existe pas une réaction négative s’opposant, à partir d’une hauteur définie de flamme, à cette réaction positive d’auto-entretien de la combustion.
Le caractère auto-régulateur, provenant d’une auto-corrélation entre une réaction positive (assurant l’auto-entretien du fonctionnement) et une réaction négative dont le coefficient augmente rapidement en fonction de l’élévation du régime, demande, dans les appareils à combustion, un rapport défini entre les deux types de réaction: la réaction positive doit exister à bas niveau, sinon la mise en route, par absence d’effet d’amplification, est impossible; par contre, la réaction négative (modératrice, empêchant l’emballement) doit avoir un coefficient augmentant avec l’allure. Enfin, comme le régime est le produit instantané de ces deux coefficients d’amplification et de contre-réaction, le délai de transmission de l’information engagée (ou implicite) doit être court par rapport aux variations du régime; sinon, il s’amorce des auto-oscillations, comme dans les appareils employant une réaction négative à information dégagée, explicite (chaudières thermostatées).
La technicité des ustensiles ou appareils en apparence très primitifs provient d’un mode de construction et de fonctionnement assurant une auto-corrélation précise des deux modes opposés de réaction, c’est-à-dire non seulement un rapport convenable des coefficients de chacune des réactions en fonction du régime, mais aussi un délai assez court du retour d’information par rapport au phénomène de base constituant le fonctionnement, par exemple la combustion.

(Simondon, 1968, p.91-94)

Gilbert SIMONDON place ici, la lampe à pétrole, fille cadette de la lignée débutée par la lampe à huile, dans la lignée des machines à information. Il va même plus loin en considérant qu’elle préfigure les machines cybernétiques (NB pour moi: Un jour, j’essaierai d’écrire un truc sur la relation cybernétique et intelligence artificielle).

L’analyse du contrôle et de la communication dans les êtres vivants et les machines (nommée Cybernétique par Norbert Wiener en 1948) a établi ses concepts à partir de la théorie des asservissements et des régulations appliquée aux dispositifs à information dégagée, explicite; mais la même analyse peut s’appliquer aux ustensiles et appareils présentant une auto-corrélation entre des fonctions d’information engagée, généralement plus anciens, comme les lampes et appareils à combustion.

(Simondon, 1968, p.94)
Pour ne pas conclure

Voilà, mon propos n’est pas d’opposer la culture « classique », institutionnalisée et la culture technique, mais bien de montrer qu’il y a un manque de considération des objets et systèmes techniques en niant leur valeur culturelle.

La ringardisation des objets techniques est, sans doute, la conséquence d’un innovationnisme consumériste où l’objet est d’abord un objet de consommation, périssable avant d’être le vu comme le fruit du génie humain avec le respect que cela impose. La remarque sur les lampes à huile est d’ailleurs mobilisée comme un moyen rhétorique pour opposer la modernitude de la 5G à la ringardise supposée de ses opposants. Ce qui est amusant, c’est que ce faux dilemme est, d’ailleurs, lui-même d’un profond archaïsme puis qu’il reprend, trait pour trait, les termes du discours anti-Luddite de la fin du XVIIIe siècle. En ne proposant que deux alternatives « être moderne » ou pas, il clôt tous les débats possibles de citoyenneté technologique et de pensée critique ou argumentée sur l’intérêt de la montée en puissance de la 5G.

J’espère avoir convaincu le lecteur de la nécessité de voir le fait technique comme une composante entière de la culture. J’espère également vous avoir fait pressentir que cette minoration de la nature culturelle de la technique est préjudiciable à une réflexion sereine sur la citoyenneté technique ( dont la citoyenneté numérique n’est qu’une composante).

Bien entendu, vous avez le droit de ne pas être d’accord

Bibliographie


Jarrige, F. (2016). Technocritiques : Du refus des machines à la contestation des technosciences. La Découverte.

Simondon, G. (1968). L’invention dans les techniques : Cours et conférences. Seuil.