Une salle de cours des années 60 est configurée avec une soixantaine d'étudiants devant des Autotutor Mark II.

Technologie des techniques éducatives

Les techniques éducatives sont cassées, réparons-les!

Norman A. Crowder et B. F. Skinner, frères ennemis de l’enseignement programmé

La Seconde Guerre mondiale, un grand consommateur de formation

Le besoin de former rapidement et efficacement une grande quantité de jeunes gens aux techniques et situations particulières à la guerre a conduit les États-Unis à rivaliser d’imagination pour produire massivement de contenus et supports de formation durant la Seconde Guerre mondiale. L’exemple presque prototypique de cette industrialisation de la formation sont les « Training films » qui montrent la l’effort de guerre incroyable déployé par l’armée américaine de cette époque. Plus modestement, n’importe quel collectionneur d’objets militaires de l’époque pourra également vous montrer tout un tas de livrets, papiers, foulards et autres artefacts destinés à mémoriser des choses importantes, voire vitales, en temps de guerre.

Il y a eu également des mèches lentes qui n’ont porté leurs fruits en matière de formation qu’une ou deux décennies plus tard. C’est le cas de B. F. Skinner et de Norman A. Crowder. Pour des raisons que j’ai encore du mal à analyser – sans doute, mon inculture des U.S.A. de l’époque y est-elle pour quelque chose –, B. F. Skinner est généralement considéré comme le « père » de la machine à enseigner. Il n’est cependant pas le premier, car S. PRESSEY l’a devancé de plusieurs décennies, ni le seul, plusieurs machines commerciales sortent en 1960, année de sortie de la Didak 501. Cette dernière sera d’ailleurs un échec commercial et industriel.

On peut toutefois reconnaitre à Skinner qu’il a été pionnier dans les machines à enseigner puisque le prototype qui servira de modèle à la Didak 501 et à ses concurrentes est conçu en 1954. On peut également considérer qu’il a théorisé très tôt une théorie psychologique pour implémenter des programmes de formation dans ses machines. Comme l’objet de ce billet n’est pas de charger ou louer B. F. Skinner, nous allons poursuivre.

Il faut comprendre que l’engouement américain des années 1960 est consécutif au lancement de Spoutnik (Watters, 2021) qui fait douter de la qualité de l’éducation aux États-Unis. Les machines à apprendre sont donc considérées comme une solution à ce problème et leurs promoteurs reçoivent une oreille attentive des acteurs de l’éducation à ce moment historique précis.

L’approche de Skinner
Portrait de B. F. SKINNER
Portrait de B. F. SKINNER

B. F. Skinner conçoit une machine qui s’appuie sur le conditionnement opérant, qui est « sa » théorie psychologique des apprentissages. Le conditionnement opérant est l’aboutissement de deux « lois » psychologiques développées un peu plus tôt par E. THORNDIKE:

  • La loi de l’effet qui dit qu’un comportement peut être modifié par ses conséquences. Par conséquent, les comportements qui sont suivis de résultats satisfaisants ont plus de chance de se reproduire lors de la réapparition du stimulus;
  • La loi d’exercice pour laquelle la répétition à l’identique d’un comportement donné renforce l’association entre cette situation et ce comportement.

B. F. SKINNER travaille ces points et développe tout d’abord une méthode de conditionnement des pigeons pour leur apprendre à guider des armes.

À gauche, l’arme est fixée sur un PB4Y Privateer (B24 modifié), à droite le « poste de guidage » de l’arme où prennent place trois pigeons.

De retour à la vie civile, B. F. SKINNER envisage de transférer sa méthode d’apprentissage aux enfants, ce qui le conduit à développer une machine dans laquelle il implémente sa méthode. Sa machine est relativement simple et s’appuie sur quelques principes qu’il décrit en 1958:

  • L’étudiant doit composer sa réponse plutôt que de la sélectionner parmi un ensemble d’alternatives, comme dans un questionnaire à choix multiples. Ceux-ci doivent contenir de mauvaises réponses plausibles, qui n’ont pas leur place dans le processus délicat de « formation » du comportement parce qu’elles renforcent les formes non désirées.
  • Pour acquérir un comportement complexe, l’élève doit passer par une série d’étapes soigneusement conçues, souvent très longues. Dans la machine, ces étapes doivent être si petites qu’elles peuvent toujours être franchies. En la franchissant, l’élève se rapproche un peu plus d’un comportement pleinement compétent. La machine doit s’assurer que ces étapes sont franchies dans un ordre soigneusement établi.
  • Skinner reconnait qu’il existe des machines qui bloquent le passage à la réponse suivante si la bonne réponse n’est pas apportée, comme celle de S. PRESSEY, par exemple. Mais il considère que ce processus est inutilement rigide. Il propose une machine sur laquelle les élèves comparent leurs réponses avec une réponse préimprimée révélée par la machine lors de son fonctionnement. La question est alors visible à travers une fenêtre. L’élève écrit sa réponse sur une bande de papier exposée dans une seconde fenêtre. Le mécanisme déplace la réponse sous un couvercle transparent et découvre simultanément la bonne réponse. Si les deux réponses correspondent, l’élève pointe la réponse comme étant correcte.
L’échec commercial

B. F. SKINNER développe une machine avec la société Rheem Califone complexe et couteuse la DIDAK 501. Cette machine contient notamment un dispositif anti-triche élaboré qui s’est avéré finalement inutile.

Didak 501 de B. .F SKINNER et Rheem Califone
Didak 501 de B. .F SKINNER et Rheem Califone

Vous pouvez tester cette machine grâce à un simulateur et un programme d’époque en cliquant ici.

Elle sera, par ailleurs, rapidement concurrencée par des machines beaucoup plus économiques.

La TMI et le Cyclo-Teacher s’appuient, de plus, sur leur réseau de distribution d’encyclopédies. TMI aurait ainsi vendu 100 000 machines Min-Max grâce à son réseau de 5 000 vendeurs (Ludy, 1989). Le cahier Learn-ease montre également que le conditionnement opérant de B. .F. Skinner ne nécessite pas de machine pour être déployé, dans la mesure où un simple livre-cahier avec un cache suffit à remplir les conditions qu’il a imposées.

N. A. Crowder et la place de l’erreur
NA. CROWDER (à gauche) fait une démonstration de l'Autotutor Mark II
N. A. CROWDER (à gauche) fait une démonstration de l’Autotutor Mark II

Autre personnage considéré comme pionnier dans l’enseignement programmé, N. A. CROWDER conçoit un modèle d’apprentissage avec les opérateurs radar de l’U.S.A.F. Son approche et ses hypothèses de travail sont radicalement différentes de celle de B.F. SKINNER. Détail cocasse dans cette naissance des machines pour apprendre, c’est que B. F. SKINNER a développé une machine et s’est fait rattraper, pour des raisons économiques, par le papier et que N. A. CROWDER a suivi, d’un point de vue technique, le chemin inverse.

page de couverture du TutorText de N. A. CROWDER
Page de couverture du TutorText de N. A. CROWDER

Les programmes ramifiés de N. A. CROWDER ont, en effet, d’abord été développés dans des livres avant d’être implémentés sur des machines. The arithmetic of computers peut être considéré comme le premier livre brouillé au sens moderne (même s’il existe une littérature brouillée plus ou moins expérimentale avant), et il s’agit d’un cours de mathématiques appliquées aux ordinateurs.

Vous pouvez accéder à une traduction du premier chapitre de ce livre en cliquant ici.

Le premier TutorText est édité en 1958 et la collection s’étoffe progressivement comme le montre cette publicité de 1961.

Publicité pour la collection TutorText
Publicité pour la collection TutorText

Le choix du livre se justifie pleinement par la vision de N. A. CROWDER sur l’apprentissage. Il pense que la qualité des rétroactions est primordiale. Pour lui, les rétroactions en vrai ou faux n’ont qu’un intérêt limité et leur préfère des rétroactions complexes et, en particulier, les rétroactions qui traitent les erreurs prévisibles (Crowder, 1960). Cela nécessite de concevoir des rétroactions riches, conséquentes et argumentées dans le but de faire comprendre aux apprenants où ils se trompent.

Cette différence d’approche avec B. F. SKINNER est fondamentale. Alors que la littérature des années 60 se concentre sur la différence de taille des découpages de contenus lors de la programmation pour distinguer ces deux pionniers, c’est la relation à l’erreur dans les parcours qui différencie réellement nos deux protagonistes. La quantité de texte dans la réponses ou les découpages « pédagogique » n’est que la conséquence de leurs divergences fondamentales sur ce que doivent être les apprentissages.

L’autre divergence entre les deux hommes porte sur la nature de la réponse. Si B. F. SKINNER défend les réponses construites, N. A. CROWDER propose des réponses induites à choix multiples.

Cette analyse (trop) rapide montre que si les deux hommes vivent bien dans la même époque, et initient la mécanisation de tâches d’apprentissages, leurs divergences sur ce que doivent être les apprentissages, et par conséquent les apprentissages sur machine, sont énormes et, sans doute, incompatibles .

Une commercialisation « réussie »

Le développement des programmes ramifiés ( N. A. CROWER parle plutôt de programmes intrinsèques) sur livre brouillé permet ensuite de les implémenter dans des machines électromécaniques particulièrement ingénieuses. Les enseignements programmés sont ainsi commercialisés sur des livres de la collection TutorText, une machine de milieu de gamme, l’Autotutor Mark II et une machine haut de gamme, l’Autotutor Mark I.

Vous pouvez tester l’Autotutor grâce à un simulateur et un programme d’époque en cliquant ici.

Personne utilisant l'autotutor Mark II
Autotutor Mark II
Autotutor Mark I
Autotutor Mark I

Si ces machines sont onéreuses, le fait que N. A. CROWDER travaille pour la société U.S.I. dans un partenariat avec l’Air Force des États-Unis facilite probablement leur déploiement. La photographie de l’université technologique de New-York ci dessous, est relativement spectaculaire, et montre comment cette université s’est équipée de façon massive.

Une salle de classe du New York Institute of Technology équipée de l'autotutor Mark II
Une salle de classe du New York Institute of Technology équipée de l’autotutor Mark II

Au début des années 60, l’engouement pour les machines à apprendre est tel que N. A CROWDER affirme dans le magazine popular Science de décembre 1962 qu’il faudra moins de trois ans pour que moitié des étudiants américains travaillent sur des machines.

Coupure de presse de popular Science de 1962
Coupure de presse de popular Science de décembre 1962

On sait ce qu’il est advenu de cette prophétie…

Pour finir ce voyage temporel

Le début des apprentissages sur machine est difficilement compréhensible avec la seule focale de l’enseignement programmé qui a longtemps été le point d’entrée principal sur cette évolution technique. B. F. SKINNER et N. A. CROWDER, acteurs majeurs de cette époque portent deux visions contradictoires de ce que devrait faire une machine. Il n’est pas question ici de donner raison ou tort à l’un des acteurs, mais bien de montrer que ce qui est intéressant ce n’est ni le fait qu’ils aient tous deux choisi d’implémenter leurs approches pédagogiques dans des machines ni le fait qu’ils aient été associés à l’idée d’une programmation possible des apprentissages. Il parait plus intéressant de comprendre que bien qu’ils aient tous deux retenus des modalités d’apprentissage mécanisables sur lesquelles c’est basé le développement de l’enseignement programmé, elles s’appuient sur des modèles d’apprentissages sans aucun rapport entre eux.

Ce petit détour historique me semble intéressant pour prendre du recul sur le « numérique éducatif » généralement présenté comme une entité monolithique. Il me parait important de remettre l’adjectif « numérique » à sa juste place d’adjectif pour étudier finement les techniques et moyens numériques à leur granularité exacte. Il serait vraisemblablement judicieux d’étudier la place faite à la gestion de l’erreur, à la qualité des rétroactions et à la médiatisation des contenus plutôt que de croire que le « numérique » soit intrinsèquement porteur de solutions universelles d’un point de vue scolaire.

Bien entendu, vous avez le droit de ne pas être d’accord

Bilbiographie


Crowder, N. A. (1960). Automatic Tutoring by Intrinsic Programming. In A. A. Lumsdaine & R. Glaser (Éds.), Teaching machines and programmed learning: A source book. (p. 286‑298). National Education Association.

Skinner, B. F. (1958). Teaching Machines: From the experimental study of learning come devices which arrange optimal conditions for self-instruction. Science, 128(3330), 969‑977.

Watters, A. (2021). Teaching machines. The MIT Press.