Alors que la question du numérique éducatif se polarise de façon un peu rustaude autour de lézécrans, il reste des lectures qui font du bien à l’intelligence. Je ne m’attarderais pas outre mesure sur les facilités intellectuelles qui consistent à considérer que le téléphone portable est responsable des dégâts causés par l’économie de l’attention, puisque d’autres comme Bernard STIEGLER l’ont exposé bien mieux que je ne pourrais le faire.
Dans ce billet, je vais plutôt vous parler d’un livre passionnant, un peu désuet techniquement, mais tellement rafraichissant sur la question du « numérique éducatif ».
Mitchel RESNICK, un illustre inconnu
Quand je me suis intéressé aux travaux du MIT et au constructionnisme, j’ai évidemment lu les deux livres de PAPERT Mindstorms et L’enfant et la machine à connaître, puis de fil en aiguille, je suis arrivé assez naturellement (entre autres) à Scratch. Autodidacte en basic dans les années 80, puis dans d’autres codes ultérieurement, je n’ai jamais retrouvé dans Scratch, ce petit frisson que j’avais quand j’apprenais un langage inconnu. Pire, quand je regardais ce qui en était fait en classe avec mes enfants, je trouvais cela d’un ennui mortel. Mes années de collèges me sont subitement réapparues et je me rappelle combien des trucs si passionnants en primaire me sont devenu totalement insipides durant ces quatre longues années. Je me suis alors demandé comment on avait pu aseptiser à ce point le codage qui me semblait palpitant à cet âge. À quoi bon apprendre à faire des boucles si ce n’était pas pour saturer l’écran de son ordinateur de messages inutiles et amusants, des hello world plus saugrenus les uns que les autres. Y avait-il quelqu’un qui avait imaginé que faire une boucle pour faire des additions itératives intéresserait les préadolescents? Bien évidemment, la question n’avait pas à être posée, puisque, comme chacun le sait, le « numérique » est intrinsèquement porteur de motivation.
Assez étrangement, mon intérêt s’est réveillé quand j’ai fait du MBLock puis du Codecraft, car je pouvais enfin « faire quelque chose » en codant. C’est là que j’ai (plus ou moins) pris conscience qu’il y avait une divergence entre ce « faire quelque chose », qui est un des piliers du constructionnisme, et le « faire du Scratch à l’école » qui se concentrait bien plus sur l’instrumentation au code que sur son instrumentalisation (Rabardel, 1995).
Je me suis donc résolu à lire RESNICK, que l’on peut considérer comme étant à le père de Scratch, pour tenter de cerner ce que l’on avait manqué. J’ai ainsi cherché à comprendre comment on avait pu ainsi extraire aussi scrupuleusement du Scratch ce qui faisait l’essence de la démarche du MIT depuis plus de 50 ans. Première surprise, en dehors du très dispensable ScratchJr pour les kids, dont l’inspiration me rappelle les tutos de programmation des années 80, aucun ouvrage de RESNICK n’est traduit en français.
Des tortues… encore?
Scratch s’est donc généralisé, sans même que la philosophie du fondateur ne soit connue des utilisateurs. Étrange, non? RESNICK a pourtant écrit deux ouvrages, disponibles en anglais, Turtles, termites and traffic jams en 1997 et Lifelong Kindergarten en 2017. Si vous me lisez de temps en temps, vous connaissez mon intérêt pour les tortues du MIT. Sans même hésiter, j’ai donc acquis Turtles, termites and traffic jams sur la seule base du premier mot du titre et je me suis réservé le droit de lire le second pour plus tard. Le sous-titre Explorations in massively parallel microworlds peut sembler plus énigmatique, mais il est, finalement, plus important que le titre lui-même.
C’est sans surprise que RESNICK ne parle pas de Scratch en 1997, mais d’un langage qui m’avait échappé jusqu’à présent: le Starlogo. Le nom n’est sans doute pas étranger à ce manque d’intérêt: pourquoi s’intéresser à un langage qui s’appelle Starlogo quand on s’est déjà intéressé au Logo?
RESNICK débute son livre par une introduction assez maladroitement inspirée de l’histoire de PAPERT et de ses engrenages. RESNICK nous y explique que « sa » révélation provient de l’observation des nuées d’oiseaux qui semblent agir mystérieusement de concert, alors qu’il n’est pas possible d’identifier un leader ou une cause simple. À partir de là, le livre vous propulse dans la réflexion de RESNICK sur ce qu’il appelle le decentralized thinking dont la traduction littérale française ne rend pas vraiment honneur au concept. Je conserverai donc le terme anglais par déférence envers la pensée de l’auteur.
Decentralized thinking vs. centralized Mindset
Cette opposition Decentralized thinking vs. centralized Mindset permet alors de comprendre l’intérêt du Starlogo. RESNICK défend l’idée que certains phénomènes ne peuvent pas être expliqués simplement à partir d’une cause unique ou d’un leader, comme, par exemple, « sa » nuée d’oiseaux. Pour lui, certains phénomènes naturels ou certains comportements humains sont distribués et interactifs; ils résultent d’un équilibre entre des facteurs Multicausaux. Ces éléments sont difficilement accessibles avec le « bon sens » qui est , lui-même, soumis à des biais cognitifs majeurs, même si l’auteur ne les désigne pas ainsi.
Dans l’esprit constructiviste, RESNICK propose que ses étudiants programment des conditions d’existence et d’interaction entre des populations de « tortues » qui prendront la forme d’autres objets au fur et à mesure de la présentation des expériences menées. Ces tortues restent tortues quand il s’agit d’étudier l’équilibre entre la nourriture disponible et la population des tortues. Elles deviennent ensuite des termites quand il s’agit d’explorer les conditions de construction de termitières. Ce sont des voitures quand les étudiants décident d’étudier les embouteillages provoqués par des radars et des détecteurs de radars. RESNICK étudie également le développement des moisissures ou les conditions qui amènent à la création de cimetières de fourmis, etc.
Les étudiants font des hypothèses, programment des phénomènes et leurs conditions, puis modifient les paramètres, analysent les réponses. Bref, ils font de la simulation informatique de phénomènes distribués dont les conditions d’équilibres sont mal connues ou difficilement perceptibles a priori. C’est ainsi que l’on comprend la différence majeure entre le Logo et le Starlogo. Alors que le logo permettait de « piloter » une tortue, le Starlogo permet de définir les comportements d’une population de ‘tortues ». C’est alors que l’intérêt des micromondes (ou le mode est réduit à quelques paramètres pertinents) parallèles (ou les individus sont, a priori, indépendants) massifs (ou les populations d’individus peuvent être importantes) prend tout son sens. Le passage par le langage Starlogo permet alors d’implémenter dans une machine des hypothèses complexes sur des populations importantes, de paramétrer des variables, de réévaluer les équilibres relatifs, ce qui est pratiquement irréalisable sans la puissance computationnelle d’un ordinateur.
On voit bien trop rarement des réflexions sur l’usage des moyens numériques de la puissance de celle défendue par RESNICK dans cet ouvrage. J’aimerais que le lecteur prenne quelques secondes ici pour mesurer la distance existante entre la profondeur de cette réflexion sur l’usage de l’informatique comme soutien au développement de la réflexion humaine et l’indigence stratosphérique des prétendues analyses des détracteurs de lézécrans et de leurs effets délétères sur l’apprentissage.
Un petit détour par l’IA pour être dans le mouv’
Il est difficile de cerner la pensée de RESNICK sans la réinscrire dans les axes pris par le MIT en intelligence artificielle. En effet, le MIT s’appuie sur les questions d’intelligence artificielle depuis 1956 et la conférence de Dartmouth dans laquelle Marvin MINSKY (du MIT) était présent. Le laboratoire où ont été développé les tortues ou le logo et dans lequel a été formé RESNICK est, sans surprise, le laboratoire d’intelligence artificielle où ont officié des gens comme MINSKY ou PAPERT, mais également NEGROPONTE.
Loin de l’emballement médiatique récent des ChatGPTeries et autres craintes prométhéennes sur la fin de l’humanité, du travail, de la création, des artistes, etc., dues aux IA, le MIT réfléchit depuis des dizaines d’années sur le développement des machines, de la pensée humaine et des symbioses et interactions possibles entre ces deux objets d’étude. C’est donc tout naturellement qu’apparait, parmi tant d’autres projets, le Starlogo qui permet d’aider l’humain à penser de façon décentralisée grâce à une machine, alors que sa conformation naturelle le pousse à penser de façon monocausale et centralisée.
RESNICK nous offre ici, une réflexion sur un « numérique éducatif » dans lequel l’ordinateur augmente les limites de la perception humaine en permettant de structurer des hypothèses et faire des expériences difficilement accessibles autrement que par le soutien de l’informatique. C’est évidemment une des voies qui reste encore largement à investiguer pour envisager des façons alternatives de permettre les apprentissages avec le soutien des moyens numériques. Il s’agit, indépendamment de la focalisation sur le Starlogo, un ouvrage qui nous incite à penser avec la machine.
La lecture de cet ouvrage rend également un peu triste tant le « numérique éducatif » actuel est rempli de trucs jolis, intuitifs, soi-disant « révolutionnaires » et intrinsèquement « motivants ». On voit aisément que nombre de ces produits sont davantage influencés par une volonté de faire le plus gros « sapin de Noël » possible que par des appuis théoriques de fond ou presque sur les sciences cognitives ou les apprentissages. Ils sont déployés par des Geeks nous promettant une révolution pédagogique à chaque nouvelle lune. Il n’est pas anormal, dès lors que la forme est privilégiée au fond, que ce « numérique éducatif » ne produise parfois rien ou presque comme apprentissage chez les enfants. Il n’est pas anormal, non plus, dès lors que les produits ne soient même pas conçus pour limiter les surcharges cognitives (et bien au contraire), que les détracteurs de lézécrans y découvrent aisément des impacts sur les déficits de capacités attentionnelles.
Ce livre est donc un plaidoyer pour que les techniques numériques soient mises au service de la réflexion, de l’expérimentation, de l’analyse et d’une certaine ingénierie des apprentissages.
Oui! mais rien pour Scratch au final
À la fin de la lecture, je n’ai évidemment pas pu faire le lien direct avec la philosophie qui pourrait habiter une réflexion spécifique sur l’usage pédagogique de Scratch. Il en ressort toutefois une certitude, celle d’une programmation qui doit être au service des apprentissages et pas uniquement la finalité des apprentissages. Il n’est pas incongru que le code soit l’objet de l’apprentissage chez l’informaticien, mais on peut raisonnablement se demander si la priorité pour le citoyen est l’apprentissage du code ou l’usage du code à des fins pragmatiques. Bien évidemment, le curseur doit se placer quelque part entre les deux. Il est même probable qu’il oscille fortement dans cet espace de temps en temps afin de faciliter des genèses instrumentales (Rabareel, 1995). Mais cela veut aussi dire, en creux, qu’il ne doit pas être figé sur un apprentissage du code sans finalités vivantes autres que celles de l’application ad litteram des programmes scolaires. Il faut que le jeune programmeur soit mesure de s’approprier Scratch pour atteindre ses propres buts.
Bien entendu, vous avez le droit de ne pas être d’accord!
Bibliographie
Rabardel, P. (1995). Les hommes et les technologies : Approche cognitive des instruments contemporains. Colin. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01017462
Resnick, M. (2000). Turtles, termites, and traffic jams : Explorations in massively parallel microworlds (6. printing). MIT Press.